Keane Greimas Teresa - Limoges

Les quelques lignes qui suivent visent à décrire, en raccourci, un cheminement plutôt long et tortueux, le mien, qui arrive par bonheur jusqu’ à GRADIVA.

Née au pays d’Emmeline Parkhurst la suffragette dans la ville où Jane Austen avait passé ses dernières années et nourrie depuis ma plus tendre enfance, comme on dit, de ses oeuvres ainsi que de celles des sœurs Brontë et de Virginia Woolf (au collège on nous faisait lire et relire son petit essai fondamental "Une chambre à soi"), je suis entrée dans le milieu universitaire (où j’ai étudié la philologie et la linguistique hispaniques) avec l’idée - oh combien naïve - que le rapport entre la femme et l’écriture "allait de soi" -toujours selon les conditions exposées par Virginia Woolf dans les années vingt. Plus tard, ma position épistémologique était de dire que, la pensée étant une, la question du/des sexe(s) s’avère, sémiotiquement parlant, non pertinente en essayant ainsi de ne pas tomber dans le piège du discours féministe stéréotypé et réducteur. En un mot, je me posais en m’y opposant.

Or, plus je travaille sur et autour des œuvres d’écrivaines, notamment de langue espagnole ("Olga Orozco et la poésie picturale. Botines con lazos, de Vincent Van Gogh", 2007), et, plus généralement d’artistes ("Cranach : la beauté de la femme", 1993), plus je me rends compte que la spécificité de l’imaginaire féminin est saisissable et descriptible et pose des problèmes fort intéressants. Par exemple, dans mon article "Le visible et le vu. Unité et fragment dans la poésie ecphrastique d’Alberto Girri et d’Olga Orozco", 2008, en essayant de cerner les approches de ces deux poètes argentins de la même "génération" poétique (et universitaire) -celle des années quarante à Buenos Aires- par rapport à un même tableau : le Jardin des délices de Jérôme Bosch, j’ai pu constater que tous deux, tout en menant le lecteur depuis le tableau dans sa représentation physique et sémantique jusqu’à des considérations métaphysiques, suivent des chemins langagiers, donc imaginaires et estésiques, très différents : Girri par une figurativité abstraite, Orozco par une figurativité plus concrète et immédiate du point de vue de la perception. À partir d’une telle approche on est, me semble-t-il, plus à même de se poser la question plus générale sur la femme et la métaphysique.

À un autre niveau, cette question de l’imaginaire peut se poser en termes de structuration de ce qu’on appelle en théorie littéraire depuis Joyce et Virginia Woolf le "stream of consciousness", autrement dit, l’exploitation littéraire et plus spécifiquement langagière des associations continues et aléatoires de l’esprit. C’est à partir de là que je me suis intéressée, pendant des années, dans mon travail pédagogique à Carmen Martín Gaite, l’écrivaine espagnole qui explore ce terrain dans plusieurs de ses romans tantôt à travers ses personnages féminins, tantôt, ce qui est plus intéressant encore, à travers des personnages masculins. On voit bien qu’elle cherche à constituer un vaste chantier des méandres de l’esprit. L’étiqueter d’écrivain "réaliste" secondaire, comme l’ont fait beaucoup de critiques avant la redécouverte de son œuvre par les universitaires féministes des années quatre-vingt dix, est un exemple, hélas parmi tant d’autres, du refus historique de la critique littéraire de voir du transcendant dans une œuvre qui offre comme premier niveau de lecture quelque chose d’immédiatement saisissable.

Si mes préférences personnelles vont plutôt dans le sens de la discrétion en matière d’expression féministe, Ana Rossetti, poétesse espagnole contemporaine, est tout le contraire. Elle m’a pourtant interpellée car en criant -dans un langage classique superbe il faut le dire- le droit, pour le regard lascif féminin, de se porter sur l’homme par des icônes masculins interposés (voir mon analyse du poème "A Sebastián, virgen" dans L’ecphrasis dans la poésie espagnole 1898-1985 (sous presse)), elle contribue à un renouvellement de notre manière de regarder non seulement le texte écrit mais aussi l’image. S’agit-il de l’émergence possible d’un nouveau paradigme ? Il est peut-être trop tôt pour le savoir, mais les créations au féminin que j’ai le privilège d’étudier vont bien dans cette direction.