HYPOTHESE de LA LANGUE-MERE

L’hypothèse d’une Langue-Mère

L’intitulé pour les futurs travaux de Gradiva ressemble à une imposture. Il évite en effet, tout en convoquant son souvenir mais en négligeant ses tensions intérieures, cette part maudite de la linguistique éternellement soumise à débat et à polémique qu’est la langue maternelle ou la langue de la mère. On relira sur ce sujet la magnifique contribution du linguiste Jean-Didier Urbain dans le N°54 de Langue Française consacré à « Langue maternelle et communauté linguistique » et bien sûr les somptueux travaux de Julia Kristeva sur la Reliance et l’érotisme maternel. Non pas que ces questions, ces réflexions et ces débats soient clos. Nous les évoquerons très certainement et y retournerons vraisemblablement. Nous y reconduit plutôt notre nostalgie d’une langue originale-originelle perdue, d’une langue sauvage non codifiée, d’un idiome originel dont l’hébreu, le sanscrit ou le quechua seraient (dit-on) l’incarnation nostalgique. Mais cette nostalgie ou ce culte d’une langue maternelle idéalisée, parfois également infériorisée, s’assombrit toujours de son garde-fou. Elle est le choix, en définitive, de l’exigence rationaliste, de l’idiome commun, de la langue du père, celle du bon usage et de la rigueur, une langue normée et tournée vers l’avenir. Cette langue de l’avenir cependant serait-elle celle du prophète prescripteur, parfois imprécateur, ou celle de la prophétie hadale ?

Sans toutefois évacuer les questions fondamentales qui touchent autant à la linguistique qu’à la psychanalyse ou à la sociologie, l’hypothèse que nous lançons, celle de La Langue-Mère,,concerne les rapports qu’entretiennent la langue et les créations. La tentation est toujours de penser la langue comme antérieure à la création, comme sa condition d’existence. Ceci est évident pour les littératures mais aussi, à bien y songer, pour toutes les autres créations dont le langage n’est pas le matériau principal : la langue comme volonté de signifier, de représenter, de dénoncer, de glorifier, de montrer, de témoigner (etc.) préexiste à la poésie, au tableau comme à la photographie ou à la variation pour orchestre.

Mais par ailleurs, nous le savons bien, toute œuvre d’art, toute création suscite le commentaire, l’exégèse, l’interprétation, une quête de sens, un besoin d’accompagnement qui lui aussi s’assimile à une création, à une création seconde ; cette nouvelle création engendrée par la première peut être une analyse, une glose, une copie, une variation, une traduction, une réplique. Toute création possède ce potentiel infini de significations, toute création est une langue multiple au pouvoir signifiant décuplé, toute création est une langue qui, à travers nos lectures, nos restitutions, nos gloses si diverses, renouvelées, infinies, produit sans se lasser du sens : par métaphore nous pourrions alors définir toute création comme une langue-mère, porteuse de sens. Nous formulons alors l’hypothèse qu’une langue-mère précède autant que découle du processus même de création.

Aux côtés de la langue orale, celle du balbutiement ou de la conversation, comme de la langue savante, rigoureuse et normée, il y aurait la langue-mère, celle qui nous pousse à dire et à écrire, à créer, à entrer dans les mille et un processus de la création. Sans cette étincelle initiale qui serait donnée à tout être au moment de sa naissance, sans cette langue pousse-à-créer et à signifier, à marquer le territoire de son empreinte signifiante, il n’y aurait pas de possibilité d’invention, pas de création.

Nous pourrions réfléchir ensemble, à partir de nos expériences académiques ou créatives, à cette hypothèse finalement très heuristique d’une « langue en création » que serait cette Langue-Mère.